En odeur de sainteté.

Publié le par Jean Marie PFISTER

Cela s’est passé à la fin de la dernière guerre, le vieux curé Léon Neff assurait encore son service à 83 ans. Il avait conservé dans sa liturgie, toutes les vieilles traditions.

Depuis deux jours le gros bourdon du clocher annonçait le décès de Luc, les autres cloches ayant repris en chœur le chant sinistre. Ce sexagénaire avait été un fin connaisseur des bons crus de notre vignoble.

A présent la traditionnelle cérémonie de l’inhumation allait avoir lieu. Il était neuf heures du matin. Déjà les servants de messe, dans la sacristie, avaient revêtu leurs tenues funèbres : soutanes noires, aubes blanches soigneusement plissées, et là-dessus, collerettes de deuil à pompons. Les cierges étaient allumés sur le maître-autel, car en ce temps là le prêtre tournait le dos aux fidèles pendant l’office. Dans la sacristie, autour de l’encensoir, deux gamins en tenue liturgique s’affairaient à allumer un charbon au-dessus d’une bougie. On pouvait donc, sur un signe du curé, qui évidemment avait déjà revêtu aube et chasuble, se rendre en petite procession vers la maison du défunt. Les servants de messe s’étaient partagé leurs fonctions: porter le grand crucifix d’argent, les deux chandeliers, le bénitier avec son goupillon, l’encensoir et la navette d’encens.

Devant la maison du mort il y avait foule, surtout des hommes, dont plusieurs en habit et haut-de-forme. Après le " de profondis " d’usage, le goupillon et l’encensoir, on accompagnait le cercueil porté par six hommes vers l’église, où il fut déposé à l’entrée du chœur.

En chemin cependant, le curé tança sévèrement ses lévites (ses servants de messe), car il n’y avait pas d’eau bénite dans le bénitier. Aussi, dès que la procession était revenue à l’église, le servant porteur du bénitier alla à l’urne de grès placée au fond du sanctuaire, pour y remplir son récipient. Mais c’est vainement qu’il en racla le fond avec la louche qui s’y trouvait : la réserve d’eau bénite était épuisée, et c’est à peine si le bénitier en fut un peu humide. Le lévite retourna à la sacristie, tout penaud et perplexe. Et il n’y avait pas d’eau, pas de robinet dans la sacristie ! Alors il aperçut, là, sur la table, la bouteille de vin de messe pleine aux trois-quarts. Sans plus réfléchir, en avait-il seulement le temps, il en versa un quart dans son bénitier et revint dans le chœur.

Le curé avait déjà commencé la messe. Le petit espiègle alla poser son récipient au pied du cercueil, et s’en alla occuper sa place sur les marches de l’autel, parmi ses jeunes collègues.

La cérémonie se déroulait et on en vint à l’offertoire. A cette époque, la coutume voulait qu’à ce moment les fidèles, précédés par la famille en deuil, effectuent en procession un périple qui les menait dans le chœur, pour disparaître derrière l’autel par la gauche, reparaître à droite, y poser l’offrande en pièces de monnaie, puis passer devant le cercueil et l’asperger avec le goupillon dûment trempé dans le petit seau d’argent.

Et voici que peu à peu se répandit un parfum de Gewurztraminer, si bien que le curé se disait : " Ah ! ces hommes ! De grand matin déjà, ils sentent le vin. "

Après la messe, autour du cercueil, on chantait le " libera " avec de nouveau l’eau bénite et l’encens. Heureusement que le parfum puissant de l’encens dominait les effluves du traminer, et le curé ne semblait pas scandalisé. Le porteur du bénitier pourtant transpirait de peur. La procession se mit en route vers le cimetière. Les six hommes, enveloppés dans leurs vastes pèlerines noires, vinrent s’emparer de la bière de chêne pour la porter, selon la coutume d’alors, jusqu’au cimetière, suivis du curé et de ses lévites, et encadrés par la procession des fidèles, sur deux files.

Chapelet, chants latins, et enfin la dernière étape au chevet de la tombe où, après les prières d’usage, les gens vinrent à la queue-leu-leu gratifier une ultime fois ce bon Luc d’une rosée de traminer. Le vent heureusement en dispersa les parfums.

Sur le chemin du retour, qui se faisait évidemment à pied, les servants avec leurs équipements respectifs couraient en avant, cependant que le curé et l’organiste marchaient au rythme du prélat octogénaire, tout en causant du défunt qu’on venait de quitter. C’est là que le spirituel vieillard sut rompre l’atmosphère pesante :

-Ah ! Le brave homme ! Il est mort parce qu’il avait le derrière très mince ! ( le delirium tremens)

Il ajouta: " Voyez-vous, rien que d’y penser, j’avais l’impression qu’il flottait dans l’air un parfum de traminer, une espèce d’odeur de sainteté si particulière aux disciples de Bacchus. "

 

Marcel Pfister 1982

 

Léon Neff en 1946

Publié dans TRADITIONS D'ALSACE

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