Le Magnificat du Curé NEFF

Publié le par Jean Marie PFISTER

Vous, les Anciens, vous souvenez-vous de la haute silhouette à peine voûtée du vieux curé Léon Neff ? Pendant quarante ans il a exercé son ministère dans notre paroisse. Succédant à Joseph Birlinger, le curé Neff était arrivé chez nous au début de 1904, un homme dans la force de l’âge, puisqu’il était né en 1863, à Saint Hippolyte.

 

Grand, droit, très autoritaire à ses débuts, il portait toujours avec fierté sur sa soutane, le rabat gallican, malgré les deux occupations allemandes qu’il eut à connaître. C’est qu’il avait fréquenté l’école des Frères de Marie à Belfort et il ne se privait pas d’employer la langue française à la barbe de l’occupant. Il avait la voix claire d’un ténor, et réclamait à son organiste le Do supérieur pour ses " dominus vobiscum " ; avec quel enthousiasme chantait-il le " levavi oculos meos in montes " en alternance avec la chorale, et cela même lorsqu’il était octogénaire !

 

On peut consulter encore au presbytère les registres de baptême, de mariage et de décès, richement enluminés par lui ; dans bien des familles on conserve le missel de première communion dont il avait décoré pareillement la première page. Une âme d’artiste, le bon curé Neff !

 

Etant né dans le vignoble, il savait parfaitement soigner et apprécier les bons vins. Derrière son ancien presbytère, près de la tour d’angle nord-est de la ville, il avait la jouissance d’une pièce de vigne de Tokay. Il la vendangeait et en faisant un nectar merveilleux. Précisément ce millésime de 1904 avait été particulièrement grandiose. Le curé le soigna, le soutira, et en remplit bon nombre de bouteilles. Et le vin se bonifia d’année en année, à tel point qu’il n’y en eut jamais de meilleur.

 

Aux grandes occasions qu’étaient par exemple les fêtes patronales, deux ou trois de ces bouteilles concluaient admirablement les repas que mijotait la Catherine, gouvernante du presbytère. Ah ! C’était encore le bon vieux temps où le banquet des fêtes patronales réunissait les collègues curés des environs, le président de la fabrique de l’église, et aussi l’organiste. C’était le temps où les presbytères s’honoraient d’avoir les plus experts cordons bleus du pays.

 

Un jour de fête patronale dans un village voisin, notre curé avait été comme de coutume, l’invité chargé du sermon de la grand’messe. Et, selon la tradition, la table fut aussi solennelle que l’office. Les vins non plus n’avaient pas fait défaut. Notre curé Neff offrit, pour conclure de si dignes agapes, quelques bouteilles de son Tokay 1904, qui, maintenant, avait plus de vingt ans d’âge. Mon Dieu ! Qu’il était bon ! Il déliait les langues et faisait rire les cœurs. Il dégageait du soleil, il suggérait l’envie de chanter.

 

Justement les cloches sonnaient à toute volée pour les vêpres. A cette époque on allait chanter à l’office de l’après-midi les psaumes de louanges en latin. Le dernier des psaumes était toujours le beau cantique de la Vierge : le Magnificat.

 

Mais sitôt que les cloches cessèrent leur carillon, l’organiste, dont le palais frémissait encore du bouquet du Tokay, fit sonner les grands jeux de son instrument et, lorsque le clergé entra solennellement dans le chœur illuminé, entonna d’une voix vibrante un Magnificat splendide. Comme il n’est plus belle louange que celle qui vient du cœur, toute l’église fut entraînée dans cet hymne et ne se formalisa pas de l’inversion de l’ordre liturgique.

 

Ce soir là, lorsque le curé Neff revint dans son presbytère, il alla dans sa cave et contempla, d’un air heureux et reconnaissant, ses rangées de bouteilles de Tokay. Il les compta. Puis, à son bureau, il prépara autant d’étiquettes et y inscrivit avec sa belle écriture : MAGNIFICAT 1904.

 

Les années passèrent. Les fêtes patronales successives décimèrent les rangées de " Magnificat ". Puis vinrent les épreuves de la seconde guerre mondiale et l’occupation nazi. Lorsqu’au début de décembre 1944 le front des combats s’arrêta un temps chez nous, ce qu’on appela la " poche de Colmar ", il fallut s’abriter et habiter pendant deux mois pleins dans les caves. On s’imagine combien furent pénibles et fatales à la santé du curé octogénaire ces conditions de vie, de sommeil et de nourriture, dans la cave du presbytère, qui hébergeait alors plus de cent cinquante personnes.

 

Pourtant pour la fête de Noël on installa un autel sur le vieux pressoir qui se trouvait là, au fond, face au portail d’entrée. Quel magnifique autel que ce pressoir qui avait, voici quarante ans, exprimé ce splendide Tokay que le prêtre-vigneron utilisait comme vin de messe en ce jour de fête. Les voûtes de la cave résonnèrent de chants pleins d’espoir, comme une cathédrale.

 

La vie reprit son train–train quotidien. Le vieux curé reprit son service et ne manqua jamais ses cours de catéchisme, malgré son âge. En 1947, le six juillet, on fêta selon la coutume St Ulrich, notre Saint-Patron. La brave Catherine, elle aussi, remplit toujours fidèlement son sacerdoce culinaire. Au dessert, le vieux curé se rendit dans sa cave, d’où il revint avec une bouteille enrobée de poussière.

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  • C’est la dernière ! Mon dernier " Magnificat " ! Voyez-vous, ça, c’est un présage.
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Nous avons dégusté cette bouteille avec une véritable dévotion. Une liqueur ! Un bouquet merveilleux et persistant ! Et le vieux curé rappela tout le passé que dégageait ce vin, toutes ces fêtes patronales qu’il avait encensées, toutes ces péripéties gaies ou pénibles qui remplissent une vie.

 

A l’automne, la santé du bon curé se dégrada. On installa un autel dans le hall d’entrée du presbytère, pour lui éviter la fatigue et les dangers du déplacement pendant la mauvaise saison. Un matin, pendant qu’il célébrait sa messe en présence de sa gouvernante et de quelques paroissiens, il tomba, pris d’un malaise.

 

En février 1948 Léon Neff s’en alla vers les collines éternelles, là où mûrissent des " Magnificat " inépuisables.


                                                                                                   Marcel Pfister 1982

Publié dans TRADITIONS D'ALSACE

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