Les tribulations du premier Maire de Zellenberg

Publié le par Jean Marie PFISTER

Ou la Révolution Française vue d’ici

 

" François Antoine Muller, avec sa femme Eudokia Anna Tichkeva Russienne, venant ensemble de Moscou. Anno 1785 "

 

C’est la carte de visite de F. A. Muller, sur la maison cossue qu’il a fait construire à son retour de Moscou. Né à Zellenberg en 1737, il était allé trouver fortune et épouse au pays de la grande Catherine, en exerçant ses talents de perruquier.

Le même François Antoine Muller s’était déjà taillé une belle popularité chez nous en 1786, par sa participation très active et déterminante à la révolte du village contre le sergent recruteur Ottinger, contre sa kermesse (Kilbe) et contre son activité au service du prince Maximilien. (voir " la kilbe de 1786 ")

C’est donc lui qui va nous faire revivre les débuts de cette période agitée que fut la Révolution Française, tels que notre village les a vécus.

 

1/ Mécontentements.

 

J’aurais pu couler des jours calmes et heureux avec mon épouse Eudokia, dans cette maison spacieuse et confortable. Sans voisins immédiats, on y jouit d’une vue splendide vers l’est, sur la plaine d’Alsace et vers l’ouest, sur la chaîne vosgienne.

Une belle rente constituée par mon travail en Russie de la Grande Catherine et par la belle dot de mon épouse de noblesse terrienne, nous permettait d’envisager sans soucis le second demi-siècle de mon âge.

J’ai toujours aimé l’aventure et c’est bien cela qui m’avait causé quelques émotions dans l’affaire de la kilbe de 1786. C’était le début d’un enchaînement de circonstances qui me plongèrent dans des activités politiques.

En ces dernières décades du siècle nous sommes entrés dans une période singulièrement agitée, où chaque mois, chaque semaine apporte des bouleversements inattendus, imprévisibles, à tel point qu’on parle souvent de révolution. Il règne effectivement un grand malaise dans tout le pays et le peuple excédé passe facilement à l’action violente, comme cela s’est fait chez nous en 1786.

Le vigneron est fort mécontent : malgré les belles vendanges constatées depuis 1778, son revenu baisse par suite de spéculations et de méventes. En 1788 encore nous notons une récolte pléthorique, mais sans joie, puisque les négociants en profitent pour faire baisser les prix. Et voici qu’en 1789, de fortes gelées ont tout détruit : c’est la catastrophe. Pour payer les impôts, dîmes, corvées et autres charges, nos vignerons s’endettent auprès des juifs de Ribeauvillé, les deux frères Abraham et Isaac Wormser, au point de ne plus pouvoir trouver les 15% d’intérêts qu’on leur réclame.

Les laboureurs de la plaine ne sont pas plus heureux. Lorsque les récoltes sont bonnes, elles ne profitent qu’aux blatiers, qui font baisser honteusement les prix offerts.

Nous pourrions livrer nos excédents aux régions voisines mais les droits perçus pour y entrer sont exorbitants.

Et voici que les moissons de 1788 et 1789 sont franchement mauvaises à cause des pluies interminables, des orages violents, des inondations désastreuses et des gels prolongés en hiver. On se met alors à piller les greniers des abbayes et les convois de grains et de farine. Dès 1788 le pain est rationné en ville.

Le peuple constate que les riches bourgeois, la noblesse, le haut-clergé, les abbayes, se rassasient aux dépens du paysan qui s’endette pour payer ses impôts. Le régime féodal est la cause des malheurs du peuple.

Notre prévôt Michel Stirn sent s’étioler toute considération due à son rang. La jeunesse se permet de le croiser sans le saluer, sans se découvrir, sans lui adresser ce salut déférent qui lui revient de droit.

Afin d’être au courant de ce qui se passe dans le pays, je me rends souvent en char-à-bancs, avec mon épouse, à Colmar chez des amis négociants. J’ai appris qu’une Assemblée Provinciale s’est réunie le 18 août 1787 à Strasbourg. Mais des ordres, des ordonnances et des lois, nous en sommes gavés jusqu’à ne plus savoir où donner de la tête.

Je fus très surpris de voir un jour de la mi-mars 1789, le brave Schultheiss Michel Stirn se présenter à ma porte. Je le reçus fort courtoisement. Il me dit à peu près ceci :

 

-Monsieur Muller, vous avez la considération de la population et l’expérience que vous ont donnée vos voyages. J’ai pensé qu’il était opportun de vous mettre au courant des évènements qui semblent se préparer en France. Le district de Colmar me transmet toutes sortes de papiers, de notices, de règlements … Je serais bien content si vous vouliez bien les examiner. Voyez-vous, il y a des mesures à prendre, des réunions à organiser….

2/ Doléances

 

Nous avons bavardé une heure encore devant un verre de riesling, puis le prévôt, me laissant ses papiers officiels, convint avec moi d’un rendez-vous chez lui, avec ses jurés. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés le samedi 28 mars chez le Schultheiss. Par décret du 24 janvier 1789 le Roi avait convoqué les Etats Généraux pour le mois de mai prochain. Notre district de Colmar-Sélestat nommait deux membres de la noblesse : Victor de Broglie et le Baron de Flaxlanden ; deux membres du clergé : l’Abbé de Murbach et le Curé Pinelle ; et trois membres du Tiers-Etat : Reubell, avocat à Colmar, Kauffmann et Hermann.

Quant à nous, il nous fallait convoquer les bourgeois pour la rédaction de notre " cahier de doléances ". Il fallait y noter tout ce qui, à notre avis, devait être changé. Nous ne nous faisons pas d’illusions, mais c’est déjà un soulagement de pouvoir exprimer ce qu’il fallait subir et taire jusqu’à ce jour.

Une liste des " bourgeois actifs ", Français âgés d’au moins 25 ans, domiciliés à Zellenberg et inscrits au rôle des impositions a été établie. On les convoqua dans la salle d’école. Le Schultheiss pria instamment les hommes présents de veiller à ce qu’on ne manquât pas de respect envers sa majesté le Roy Louis XVI et le sérénissime Prince Maximilien-Joseph. Les évènements de 1786 avaient vraiment échaudé notre Prévôt.

A Riquewihr on rédigea le cahier de doléances dès la fin mars. Les vignerons y notèrent leurs soucis concernant l’extension du vignoble vers la plaine, où on ferait mieux de semer du blé. On n’était pas pressé chez nous d’organiser la séance : dans l’indécision, on ajournait.

Enfin on décida de réunir les " citoyens actifs " le 29 juin 1789. Les gens affluèrent, par curiosité surtout. Un sentiment secret de revanche faisait sourire tous ces braves bourgeois dont certains pensaient avoir provoqué la Révolution Française par leur action de 1786.

Ayant demandé le silence, Michel Stirn, le Schultheiss expliqua le but de la réunion. Il leur apprit qu’une Assemblée Nationale était réunie à Versailles et qu’il s’y préparait d’importants changements pour tout le pays. Il leur lut la lettre du Roy qui disait : " Je souhaite connaître les doléances de mon peuple de manière que par une mutuelle confiance et un amour réciproque entre le souverain et ses sujets… les abus de tous genres soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens… "

Il y eut de frénétiques applaudissements et des " vive le Roy " très spontanés et sincères. Le peuple français aime son roi et, face aux injustices féodales, répète : " Ah si notre bon Roy le savait ! "

Donc, cette fois, il saura.

Je demandai la parole : " Oui mes amis, le roi sait aujourd’hui que les choses vont très mal en France. Le pays est gravement endetté. Les paysans sont mécontents. Nos impôts grimpent. Le blé est mal payé aux laboureurs et le vin se vend mal, vous le savez bien. La vendange de cette année sera telle que les juifs de Ribeauvillé viendront saisir nos vaches et nos chevaux. C’est la noblesse qui est cause de tous nos maux : gens inutiles et paresseux, parasites qui ne paient pas d’impôts au roi.

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  • Muller ! cette fois vous allez trop loin, coupa le Schultheiss. Vous manquez de respect envers notre seigneur, le Prince Maximilien-Joseph !
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  • Voyons monsieur le prévôt, les dîmes qu’on nous prélève étaient destinées à l’entretien des églises et au soulagement des pauvres. Mais ces messieurs du Haut-Clergé, se disputent les sommes pour entretenir leur oisiveté de courtisans. Eh! bien, je propose que soient supprimés tous les impôts et toutes les corvées. Ceux qui sont d’accord parmi vous lèvent la main. "
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Dans la salle on était unanime. Mais les jurés regardaient anxieusement leur prévôt et certains levaient la main en hésitant car le prévôt restait de bois. Je continuai :

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  • Jusqu’à ce jour, la seigneurie a nommé les préposés de la ville. Les bourgeois demandent qu’à l’avenir les autorités communales soient élues parmi eux. D’accord ?
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Même unanimité bruyante dans la salle. Protestation du Schultheiss qui se voyait mis en cause.

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  • J’ajoute : la kilbe ne doit plus dépendre de la seigneurie mais de l’autorité communale.
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Bruyants applaudissements.

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  • Par ailleurs, tous nos droits et privilèges de bourgeois libres doivent être maintenus. 
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Et on discuta et on proposa. On ajouta encore bien des articles. Le prévôt et ses jurés se retirèrent d’abord. Quelques vignerons apportèrent du vin et on célébra dignement une si importante journée.

Deux jours plus tard, en char-à-banc, accompagné du juré Jean Adam Roeckel, j’ai porté notre cahier de doléances à l’Hôtel de Ville de Colmar. Là, les élus du district de Colmar ont réuni tous ces vœux et doléances en un seul cahier qu’ils ont emporté à Versailles, à l’Assemblée Nationale.

 

 

3/ Bouleversements.

 

Je ne crois pas que notre cahier, pas plus que les pétitions des autres villages, aient été étudiés attentivement par nos députés, d’autant plus qu’ils venaient un peu tard. Celui de Bennwihr par exemple n’a été rédigé que le 6 août 1789 ; les villes avaient fait entendre leurs voix bien plus tôt : dès le 4 avril pour Strasbourg et fin mars pour Colmar.

Il ne fallait s’en formaliser car les évènements se précipitaient à tel point que les changements décidés par l’Assemblée Nationale dépassèrent en bien des points les doléances du peuple.

Le 14 décembre 1789 vinrent les décrets pour la mise en place des nouvelles municipalités. En même temps l’Alsace fut divisée en deux départements avec Strasbourg et Colmar comme capitales, puisque Mulhouse était encore ville suisse.

A Zellenberg il fallut donc établir la liste des " citoyens actifs " qui seuls avaient le droit de voter. Pour être citoyen actif il faut être français majeur de 25 ans accomplis, domicilié dans la commune et payer une contribution directe. Enfin, il fallait n’être point dans l’état de domesticité, c’est à dire de serviteur à gage.

Pour notre commune, comptant moins de 500 âmes, les membres du corps municipal devaient être au nombre de trois, y compris le Maire. Les électeurs choisiront en plus six notables qui formeront le conseil général de la commune, avec les membres du corps municipal. Tous les élus seront nommés pour deux ans. Le maire, qui reste deux ans en fonction, pourra être réélu pour deux ans, mais non trois fois de suite.

 

Nous avons fixé nos élections au dimanche 28 février. Les citoyens actifs se sont réunis en assemblée électorale dans la salle commune dans l’après-midi à trois heures. C’est encore Michel Stirn qui a présidé la réunion, assisté de ses jurés. Une urne, que le menuisier Jean Stirn avait confectionnée pour la circonstance, était disposée devant le jury sur la table.

 

On procéda d’abord à l’élection du maire. Les candidats étaient Michel Stirn, Jean Becker, Jean Wernier et moi-même. A l’appel de leur nom, les électeurs ont introduit leur bulletin dans l’urne. Après dépouillement, j’ai été nommé maire avec une très forte majorité. La salle a applaudi chaleureusement à la proclamation du résultat. Nous avons continué par l’élection des deux assesseurs qui furent Jean –Michel Stirn et M. Geiger. Enfin les six notables furent présentés sur une liste unique ; comme les bourgeois n’avaient pas composé de seconde liste, cette élection se fit également sans problème. Dans l’incertitude de ce que réservaient les bouleversements en cours, les bourgeois préféraient s’abstenir de se présenter.


4/ Le nouveau Maire.

 

Après la publication des résultats, il a fallu que les membres du corps municipal prêtent le serment de " maintenir de tous leurs pouvoirs la constitution du Royaume, d’être fidèles à la Nation, à la loi et au Roi, et de bien remplir leurs fonctions. "

Tout cela se passa sans incidents et se termina joyeusement par quelques bons verres de vin.

J’ai bien appris depuis ce jour ce que coûte l’honneur d’être, par ces temps incertains, le Maire d’une commune. J’ai installé chez moi, au premier, mon bureau pour y classer toute la paperasse, celle d'abord que me remit Michel Stirn, avec un visible soulagement, en me souhaitant bien du plaisir ; celle ensuite qui continuait d’affluer du district de Colmar.

Le décret du 14 décembre 1789 énonçait tous les devoirs du Maire.

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  • Art 49. Les corps municipaux auront deux espèces de fonctions à remplir : les unes propres au pouvoir municipal, les autres propres à l’administration générale de l’Etat.
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  • Art 50. Les fonctions propres au pouvoir municipal sont : régir les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et communautés… ; diriger et faire exécuter les travaux publics qui sont à la charge de la communauté ; administrer les établissements qui appartiennent à la commune ; faire jouir les habitants d’une bonne police, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics…
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5/ Les biens du clergé

 

L’Assemblée de Versailles avait, le 2 novembre 1789 mis les biens du Clergé "  à la disposition de la Nation. " Ce qui signifiait que les propriétés de l’Eglise, presbytère, vignes, cour dîmière, … devaient être vendues aux enchères publiques et que le curé serait logé par la commune.

Mais tout comme mon prédécesseur Michel Stirn, j’ai décidé de ne jamais précipiter les choses et de me concerter avec les communes environnantes. D’ailleurs, dans toute l’Alsace on était du même avis, si bien qu’un décret du 17 octobre 1790 ordonna l’exécution de la loi " en Alsace comme partout ailleurs. Tous les décrets qui venaient de l’assemblée ces années là reflétaient un esprit nettement anti-religieux.

Les autorités religieuses, et en particulier le Cardinal de Rohan protestèrent énergiquement contre toutes ces mesures et menaçaient d’excommunication les acquéreurs des biens ecclésiastiques. De son côté mon épouse venue de la sainte Russie, me dissuadait impérativement d’entreprendre quoi que ce soit contre l’Eglise et ses biens.

Au début de 1791 on nous réitéra l’ordre de demander au Curé le serment civique imposé par le décret de 1790. Comme chacun s’y attendait, notre brave curé Herrenberger le refusa nettement, et nous avons décidé de fermer l’œil là-dessus. La lutte contre l’Eglise prenant un tour de plus en plus violent, notre Curé Ulrich Herrenberger vint me trouver un soir de l’été 1791 et m’annonça qu’il allait émigrer, comme beaucoup de ses collègues, pour ne plus me causer d’ennuis, car tôt ou tard j’aurais à rendre compte à son sujet.

Il ne me dit rien sur son lieu de refuge. En chaire, le dimanche 9 août 1791 il fit ses adieux aux paroissiens, leur disant qu’il partait en voyage pour un certain temps. Le curé Jean Martin Schneider de Riquewihr avait également refusé le serment civique et quitta sa paroisse le 13 août, probablement avec lui.

Le 21 août 1791 on nous gratifia d’un nouveau curé, Joseph Dessier qui, lui, se déclara prêt à jurer fidélité à la constitution. Et voici le procès verbal du serment civique du curé :

" Aujourd’hui, à la date du 9 octobre 1791 nous, Maire et Municipalité réunie de Zellenberg, déclarons que Joseph Dessier, curé constitutionnel du lieu, a prêté le serment prescrit en notre maison commune en présence de la municipalité réunie, d’être fidèle à la nation, de maintenir de toutes ses forces la liberté et l’égalité ou de mourir à son poste en les défendant. "

J’ajoute que la bonne volonté du Curé Dessier et le sérieux avec lequel il a exercé ses fonctions, nous ont évité bien des ennuis, dans la paroisse et vis à vis des autorités administratives.

Comme tous les biens ecclésiastiques étaient "  mis à la disposition de la Nation " il fallut faire l’inventaire de l’église. Voici un extrait du procès verbal :

" Aujourd’hui, 21 octobre 1792, le maire et la municipalité ont nommé 2 commissaires : André Sattler et Mathieu Rustenholtz, qui ont opéré une perquisition dans l’église de la localité et ont constaté s’y trouver :

deux calices, un ostensoir et un ciboire que la loi a déjà autorisés ; à part cela il n’y a rien en argent ou en or dans notre église paroissiale ; mais nous avons grand besoin dans notre église en ornements, en linge d’autel, bannières et orgues et autres nécessités semblables. En plus notre église a très peu de revenus qui lui reviennent de quelques parcelles de terre... "

6/ Les émigrés

 

Il y avait également la question des émigrés, dont les biens devaient être confisqués au profit de l’Etat. Interrogés au sujet d’éventuels émigrés de la commune, nous avons répondu :

" Aujourd’hui, 20 mai 1792, il a été examiné par l’assemblée municipale les biens des émigrés qui pourraient se trouver dans la banlieue de Zellenberg. Nous n’avons pas connaissance de tels biens, sinon d’un certain Conseiller Ratius qui, comme nous croyons savoir, est au service du Prince Max, si donc il est à considérer comme émigré, il possède effectivement divers biens en notre banlieue. "

On nous fit savoir que le curé Herrenberger aussi était à considérer comme émigré. Ses biens, prés et champs, furent confisqués comme domaine national.

Quant au Prince Maximilien Joseph, on sait qu’il a émigré vers ses possessions allemandes, car il avait en autres titres, ceux de Duc de Bavière, de Prince Palatin du Rhin… Dès le 8 août 1789 la famille du Prince avait émigré à Deux-Ponts puis à Mannheim. Le Prince lui-même était encore resté dans son hôtel à Strasbourg. En 1790 il fit transporter ses archives de Ribeauvillé à Strasbourg. En juillet 1791, peu de jours après l’arrestation du Roi Louis XVI à Varennes, Maximilien Joseph quitta précipitamment Strasbourg de nuit et traversa le Rhin en canot.

En effet, ce soir là, un de ses soldats du Royal Alsace, fidèle à son Prince et Colonel, vint le prévenir qu’on allait l’arrêter la nuit même, et qu’il devait donc au plus vite quitter la ville. Le Prince se déguisa en paysan et quitta l’hôtel des Deux Ponts par une porte dérobée avec son fidèle compagnon. Tous deux sortirent sans incident par la porte des pêcheurs. Ils trouvèrent une hutte de pêcheur dont le propriétaire était connu du soldat. Pour quelques pièces d’or le pêcheur les conduisit de l’autre côté du Rhin.

Son hôtel de Strasbourg, les châteaux de Bischwiller, de Ribeaupierre, de Zellenberg et tous les biens de la famille furent mis en vente comme biens nationaux.

Il est vrai que notre château de Zellenberg n’est plus qu’une ruine que les glissements de terrain et le manque d’entretien condamnaient de toutes façons. Les enchères se sont faites à Ribeauvillé ; c’est un bourgeois de cette ville, Christophe Bott qui l’a acheté et l’a démantelé en vendant les pierres de taille et les moellons.

 

 

7/ La chapelle St Maximin

 

Nous avons pu faire profiter notre église d’une vente de biens nationaux. Le 29 avril 1792 la chapelle St Maximin de Guémar a été mise en adjudication. Comme l’acquéreur, Joseph Umbdenstock de Guémar se voyait dans l’obligation de démolir cette chapelle, nous avons entrepris des démarches pour obtenir les autels latéraux pour notre église paroissiale. C’est que nous n’avions jusqu’à ce jour que les autels vermoulus transférés depuis la chapelle St Michel. (l’ancienne chapelle du château)

Le Directoire du District de Colmar répondit : "  Le Directoire autorise la commune de Zellenberg à faire enlever à ses frais les deux autels collatéraux de la Chapelle St Maximin de Guémar, à charge de les enlever et faire poser à ses frais dans l’église paroissiale de Zellenberg avec la plus grande économie. "

Ces tableaux venaient à peine d’y être posés, en 1787 ; les autels étaient donc tout neufs. Voilà des biens nationaux bien employés. L’un de ces tableaux, celui dit du Sacré Cœur, représente la Reine de France, épouse de Louis XV, Marie Leczinska, en prière ; les révolutionnaires, heureusement, ne le savaient pas.

 


8/ La fin du mandat de maire

 

Dans le chambardement général, même notre calendrier est renversé. Notre curé Dessier, fonctionnaire chargé de recevoir les actes d’état civil, et qui jusqu’en 1792 les avait rédigés en latin, tout comme son prédécesseur Herrenberger, a noté en clôture du registre de 1792 :

"  ce jour d’hui, le 9 septembre (en réalité décembre) 1792, l’anne premier de la Républick Enconséquence de la loy du 20 7bre 1792 N.1821 le présent registre a été ce jour d’hui clos et arretté par Nous François Antoine Muller et Jean-Michel Stirn et Jean-Adam Roekel procureur de la commune de la ville de Zellenberg au dit lieu le 9 décembre 1792 l’an premier de la République Françoise . "

Relevons que notre curé possédait sans doute mieux le latin que le français.

Les registres suivants sont donc rédigés en français.

 

Heureusement pour moi, mon mandat de Maire va vers sa fin puisque les nouvelles élections sont fixées au quatorze décembre 1792. Les gens sont de plus en plus excités, de plus en plus énervés par les incertitudes des lendemains. Les uns déplorent les inégalités des hommes lors des élections, où les riches continuent à avoir seuls la parole. Pour être électeur il faut payer une contribution de la valeur de trois journées de travail, pour être électeur au second degré, posséder un revenu égal à la valeur de 150 à 200 journées de travail et pour être éligible il faut payer 52 livres d’impôts.

D’autres s’indignent de la lutte engagée contre l’Eglise Catholique et les prêtres. Les Pasteurs ne sont pas inquiétés, ni dans leur fonction ni dans leurs biens. Les Protestants alors ne se font pas de cas de conscience pour acheter les biens nationaux provenant de notre Eglise. Certaines de nos bourgeoises n’osent plus assister aux offices religieux, notre Curé étant un " Prêtre jureur " comme on dit.

Il y a une crainte nouvelle : l’Assemblée a déclaré la guerre à l’Autriche au mois d’avril 1792 et l’invasion nous menace. On parle de mobilisation, de conscription, de Patrie en danger ! On commence par lever des volontaires . Comme l’enthousiasme n’est pas délirant, on peut craindre le pire pour nos jeunes célibataires. Le 2 septembre 1792 l’Assemblée Législative prévient que "  tous ceux qui refuseraient de servir personnellement seront déclarés infâmes traîtres à la Patrie et dignes de la peine de mort. "

Il y a aussi la question du partage des " communaux ", ces terres indivises ouvertes à la pâture du bétail et qui sont en général des friches mal entretenues. Plusieurs communes ont sollicité le partage de ces terres entre les habitants, pour qu’elles soient mieux rentabilisées. Mais les riches qui ont du bétail, sont contre ces partages. Encore une cause de dissension.

Pour chacune de ces raisons le Maire finit par être un bouc émissaire qu’il faut abattre ! Je n’exagère pas !

Le 22 mai 1792, entre minuit et une heure du matin on a voulu me tuer. Mais oui, deux balles de fusil ont été tirées à travers mes volets et mes fenêtres du rez-de-chaussée, vers le lit où nous reposions, mon épouse et moi-même. J’ai aussitôt fait venir pour constat Jean Adam Roekel, Jean-Michel Stirn et M. Geiger, membres de la Municipalité. Nous avons effectivement retrouvé deux balles de plomb dans notre matelas !

Dans l’émotion du moment nous avons décidé de donner nos démissions. Cependant, après discussion et réflexion, et pour nous réserver la possibilité de mener notre enquête, nous avons convenu, le lendemain, de patienter jusqu’aux nouvelles élections de décembre.

 

9/ Nouvelles élections

 

Le 14 décembre 1792 on renouvela la Municipalité. Les citoyens actifs, comme pour les premières élections, se sont réunis dans la salle du Conseil. D’entrée j’ai précisé que je n’étais plus candidat, ce que fit également Jean –Adam Roeckel. Furent donc élus : Jean Becker, Maire ; Jean-Michel Stirn, Procureur ; Jean Wernier et Laurent Rudolf, assesseurs ; Joseph Dessier, agent municipal pour recevoir les actes d’Etat Civil.

Je leur souhaite bien du plaisir, et beaucoup de prudence !

 

 

10/ Réflexions sur un mandat !

 

Ces deux années passées au service de la révolution bien plus que de la commune, m’ont permis de faire sur mes concitoyens des observations intéressantes. Tout d’abord, il est notoire que celui qui assume des fonctions administratives, serait-ce avec le sentiment et la volonté de rendre service à ses administrés, n’a pas à attendre d’eux de la reconnaissance. Il sera en toutes occasions, le bouc-émissaire disponible pour porter les rancunes et les griefs que suscite une administration hors de portée du peuple.

L’expérience de ces débuts révolutionnaires me fait craindre que chaque fois qu’une autorité s’effondre, fût-elle royale ou religieuse, tyrannique ou débonnaire, toute autorité s’en trouve malade. Les velléités de désobéissance sont contagieuses.

Les bouleversements dont est victime l’Eglise Catholique Française ont trouvé le peuple désemparé. La conviction religieuse des gens modestes n’est pas faite de théologie savante, mais tient de la tradition et de l’éducation. Elle reste liée à la présence active de son Curé. L’action anti-cléricale de l’Assemblée a donc profondément perturbé les paroisses.

Ainsi voit-on des gens, des femmes surtout, bouder les offices du Curé Constitutionnel Dessier et se réunir vers le soir à l’église pour un chapelet et quelques cantiques. D’autres par contre ne se formalisent pas et fréquentent les offices du "  Prêtre jureur " comme s’il ne s’était rien passé.

Certes, chez nous comme ailleurs, il est des individus qui ont mal digéré d’anciennes rancunes pour des affaires de dîme ou d’enfants adultérins, et qui croient trouver à présent l’occasion de baver leur fiel contre l’Eglise affaiblie. La réprobation générale les condamne et, en définitive, notre paroisse reprend peu à peu son allure d’antan. "

 

 

 

Marcel Pfister 1982

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