La kilbe du 4 juillet 1786 - 3/3

Publié le par Jean Marie PFISTER

9/ Sanctions

  Le matin du mercredi seize août vint mettre un terme à toute incertitude: vers les dix heures, on vit arriver la maréchaussée de Colmar, huit cavaliers conduits par le sieur brigadier qui avait mené l’enquête. Le prévôt et le bailli accompagnèrent dans la salle du conseil le brigadier et les deux bas-officiers qui suivaient leur chef. Aussitôt, par l’appariteur, le prévôt fit convoquer une dizaine de jeunes gens dont la liste lui fut remise, ainsi que leurs parents.
d’Ostheim, un fourgon militaire bâché, fermé, attelé de deux chevaux, un murmure général s’éleva, percé parfois par un cri de douleur ou de colère, par une exclamation quasi hystérique d’une mère au désespoir.
 

Comme un feu de paille cette nouvelle alarmante fit le tour de la petite cité. On vit s’agglutiner près de la porte de la ville une foule de plus en plus nombreuse. L’angoisse se lisait sur tous les visages. On s’interrogeait, on parlait bas, on répandait des informations fragmentaires, incertaines, imaginaires. Des femmes pleuraient.

Lorsqu’ arriva, par la route

Le curé Herrenberger était venu, lui aussi, pâle, voûté ; il s’efforça de trouver, pour ces femmes éplorées et ces jeunes gens atterrés, des paroles réconfortantes, leur faisant surtout prendre conscience de la parfaite solidarité qui unissait le village entier. Il ne put parler beaucoup car, à une fenêtre de la salle du Conseil, apparaissait le Schultheiss. Il appela par leurs noms les dix jeunes gens convoqués, et leur ordonna de monter, avec leurs parents, dans ce prétoire.

Quatre soldats de la maréchaussée se plantèrent ensuite devant l’entrée. La foule levait vainement les yeux, silencieuse, pour surprendre si possible, quelques bribes intelligibles d’en haut. Dans la salle, tel un tribunal, le sieur Brigadier, le Prévôt et le Bailli étaient assis derrière une table flanquée des deux bas-officiers, devant ces deux douzaines de gens debout et angoissés. La femme de Jean Hoffmann-père s’évanouit. On permit aux femmes de s’asseoir sur un banc placé le long du mur. Il fut à peine nécessaire de demander le silence. Seule la voix du soldat-charretier qui faisait tourner son fourgon devant la porte de la ville, troublait cette pesante atmosphère.

Le sieur Brigadier donna lecture des sanctions, d’une voix claire, appuyant ses mots qui faisaient mal et les noms des condamnés.

"  En exécution des ordres de Monsieur le Marquis de la Salle, Lieutenant Général des Armées du Roy, Commandant en Chef en la Province d’Alsace, à nous adressés du 13e du présent mois d’aoust, il a ordonné au Brigadier de la maréchaussée de la Résidence de Colmar, d’arrêter et de conduire dans les prisons de Colmar, les nommés Frédérique Stinnes, François Roeckel, Antoine Rudolph et Philippe Becker, pour y être détenus, savoir ledit Stinnes pendant un mois, et lesdits Roeckel, Rudolph et Becker pendant quinze jours, et ne seront lesdits particuliers élargis de prison à l’expiration du temps prescrit pour leurs détentions respectives qu’après qu’ils auront payé solidairement tous les quatre, les frais de geôlage, ceux des différentes requêtes de plaintes portées contre eux, les frais de réparation à faire à l’uniforme du sergent Ottinger, et ceux de vérification et courses de la maréchaussée.

- En exécution des mêmes ordres, ledit Brigadier de maréchaussée arrêtera et conduira dans les prisons de Ribeauvillé les nommés Jean Alter, Jean Hoffmann, Georges Litinger, Joseph Doritam, Jean-Georges Fuchs et Joseph Bouchert, pour être détenus pendant huit jours et ensuite élargis après avoir payé les frais de geôlage et de capture de la maréchaussée.

- A l’égard du sergent Ottinger plaignant, il est par les mêmes ordres débouté de sa demande et renvoyé à ce pouvoir au juge ordinaire pour obtenir des dommages et intérêts, s’il y a lieu.

Fait à Colmar, le 14e Aoust 1786. "

 

A plusieurs reprises, le brigadier avait du interrompre sa lecture, tant elle faisait saigner les cœurs maternels et se crisper les fiertés paternelles. L’un des bas-officiers avait, phrase par phrase, traduit en Alsacien le texte lu par son chef. Les jeunes étaient restés stoïques.

On ordonna aux parents de se retirer, après avoir embrassé leurs fils. Ce fut bien pénible ; les garçons durent consoler leurs mères : les gros travaux étaient faits, et on reviendrait bientôt ! Et puisqu’on n’avait rien à se reprocher, bien au contraire, on allait fièrement supporter ces brimades.

Lorsque les parents eurent enfin quitté la salle, les bas-officiers ouvrirent leurs sacoches de cuir, et on entendit un crissement de chaînes. On a beau être convaincu de son innocence, le fait de se voir enchaîné est si infamant, qu’en descendant l’escalier et en sortant dans la rue, encadrés par les soldats en armes, les jeunes gens baissaient la tête, et certains firent des efforts héroïques pour ne pas pleurer. Trois d’entre eux n’avaient pas vingt ans. La foule était sidérée. Le vieux curé qui voulut s’approcher fut écarté par les soldats. Il ne put dire que deux mots :

-Courage, mes amis, nous pensons à vous !

On fit monter dans le fourgon Frédéric , François, Antoine et Philippe. Le brigadier, avec quatre autres cavaliers, encadrèrent le char qui aussitôt partit pour Colmar, pendant que Frédéric Stinnes entonnait, pour rompre cette pesante atmosphère :

" O ! dü lieber Augustin

Alles esch hin ! "

C’était pourtant lui, le plus durement puni. Le convoi était descendu par le " Muselweg " vers Ostheim, où il rejoignait la route royale n° 83.

Les six autres jeunes gens, accompagnés du second bas-officier et de ses hommes à cheval, se mirent en route à pied, enchaînés les uns aux autres vers la prison de Ribeauvillé. Lamentable spectacle que de voir cette jeunesse défiler comme des esclaves d’un autre temps, parce qu ‘elle avait osé se révolter contre l’injustice des puissants.

Alors que les regards suivaient cette triste procession jusqu’au moment où le dernier cavalier avait disparu derrière la côte, chacun fut saisi d’un si pénible sentiment de vide et de misère, que tous retournèrent chez eux sans un mot, les yeux humides.

Le Schultheiss, auquel personne n’avait adressé la parole, se sentit affreusement seul. Lui aussi regagna sa maison. Le Bailli avait déjà pris discrètement le chemin du Schlossberg.

Le lendemain, s’étant ressaisi, le curé Herrenberger alla dès le matin trouver le Schultheiss. Il s’enquit sur les termes exacts des condamnations. Une discussion assez vive s’ensuivit, car le prêtre osa reprocher au prévôt de n’être en aucune façon intervenu pour défendre les jeunes. La servilité ne devait pas aller jusqu’à accepter l’injustice. Le curé demanda au prévôt de s’enquérir de toute façon le plus tôt possible sur le montant à verser selon les dispositions de la condamnation. Il serait juste que le village entier prît ces frais à sa charge. Le curé Herrenberger informa le prévôt qu’il allait, dimanche en chaire, demander cela à ses paroissiens.

Ce qu’il fit. Il y avait peu de familles aisées à Zellenberg, en cette veille de la révolution française. Mais les sommes nécessaires furent largement couvertes.

 

 



10/ Retour triomphal

 

Au soir du 23 août, François Antoine Muller tira hors de sa remise son char à bancs encore tout neuf, tout élégant avec ses roues jaunes. Plus petites à l’avant pur permettre tous les virages, mais hautes jusqu’aux sièges à l’arrière, ces roues amortissaient les cahots du chemin par de bons ressorts à lames d’acier. Un soufflet de cuir noir abritait le cocher du soleil comme de la pluie. Derrière lui, deux bancs garnis de coussins de cuir noir bourrés de crin pouvaient recevoir six personnes.

Antoine Muller avait fait construire cette voiture par un charron de Ribeauvillé, pour promener sa jeune épouse et lui faire voir sa si jolie patrie, bien plus variée et plus pittoresque que la monotone plaine russe. On se rendait aussi en char à bancs au marché de Ribeauvillé et parfois à Colmar.

Cette fois Muller plaça sa calèche rustique au milieu de sa cour, pour lui faire, à grande eau, une toilette sérieuse. Il graissa les roues, l’axe de direction, la " mécanique ", et cira les cuirs et les harnais.

Le 24, dans la matinée, il revint s’affairer autour de son char à bancs, aidé par sa belle Eudokia, car il s’agissait de le décorer de verdure et de fleurs. On en mit dans les rayons des roues, autour du soufflet, et des guirlandes partout.

L’après-midi, à deux heures et demie, " Brun " fut attelé dans les brancards. On ajouta à son collier un gros bouquet de marguerites et de bleuets, que les gosses avaient rapportés des prés et des champs.

Antoine Muller prit les rênes, et hue ! en route allègrement pour Ribeauvillé !

Il était trois heures lorsqu’il s’arrêta devant la prison. Le gardien était prévenu, les formalités étaient en ordre et les garçons arrivèrent, pâles et déjà amaigris par ce court séjour ; ils sautèrent au cou de leur libérateur, et l’embrassèrent avec des yeux pleins de larmes.

- En voiture, mes amis, pour une première étape !

Le char redescendit la ville, et déjà il s’arrêtait au " Pfifferhüs ", la bonne auberge des Ménétriers. Là, François Antoine Muller offrit un bon casse-croûte de lard et de pain blanc, arrosé d’un riesling pétillant.

Quelle fête ! Car depuis huit jours le brouet clair et le pain noir n’avaient guère été nourrissants.

Et puis, en route pour Zellenberg ! A découvrir de loin la petite ville si joliment juchée sur sa colline les six jeunes gens eurent les yeux humides : il leur semblait avoir été absents durant des mois.

Au sommet de la côte de Rimelsberg attendaient déjà parents et amis, qui formèrent un heureux cortège jusqu’au bourg. On chantait, on riait, on oubliait les pénibles journées passées.

Une semaine plus tard François Antoine Muller partit dès le matin avec son même équipage, pour Colmar. On lui délivra les quatre jeunes gens ; leur bonne conduite, et le règlement rapide des frais avaient si favorablement impressionné les autorités, qu’on remit à Frédéric son surcroît de détention.

Leur retour triomphal mit fin à tout ce drame.

La vie reprit son cours quotidien. Dans les vignes, où les femmes émondaient les sarments trop vigoureux, on avait amplement matière à jaser ; cela rendait la besogne plus distrayante. Les petites brouilles furent reprises là où on les avait laissées ; cela rendait la vie moins monotone.

Cela trompait aussi ce vide laissé après le dénouement de l’affaire. On avait été tellement accaparé par toutes ces émotions, ces événements, ces attentes, ces craintes et ces espoirs, que brusquement le calme revenu semblait insolite. Il est vrai que le risque entrepris fièrement, le sentiment de participer à une action téméraire mais juste, créent une certaine euphorie, une sorte de bonheur, de satisfaction morale. Et voici que tout est révolu ; le héros redevient vigneron, et retourne à sa tâche quotidienne, obscure, dure et sans gloire. Il y a presque le regret que l’aventure soit déjà du passé. Mais le salaire des risques encourus, c’était cette fierté, ce bonheur de s’être un temps élevé hors du quotidien. Il n’en fallait pas plus. Et on en parlera longtemps encore.

L’an d’après Philippe Becker épousa Catherine Froehlich. La même année il eut la douleur de perdre l’un après l’autre, ses parents. Jean Alter fut marié à Barbara Blanck, cependant qu’Antoine Rudolph donnait des signes inquiétants quant à sa santé.

Ottinger ne se montra plus jamais à Zellenberg. Pendant de nombreuses années, la kilbe ne fut plus tenue.

L’année où François Roeckel épousa Catherine Aubry, en 1789, de grands évènements se préparaient en France.

Le 29 juin de cette année-là, les bourgeois de Zellenberg se réunirent dans la salle du Conseil pour rédiger ensemble leur cahier de doléances. Puisque le bon Roy Louis XVI désirait " connaître les souhaits et doléances de son peuple, de manière que, par une mutuelle confiance et par un amour réciproque entre le Souverain et ses sujets, il soit apporté le plus promptement possible un remède efficace aux maux de l’Etat, et que les abus de tous genres soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens. "

Eh ! oui ! Il était temps de supprimer tous ces impôts, corvées, quels qu’ils soient !

La kilbe ne devra plus dépendre de la seigneurie, mais de l’autorité communale. La seigneurie ne devra plus nommer les préposés de la commune; à l’avenir les autorités communales devront être choisies et élues par les bourgeois de la ville.

Ces vœux exprimés par les jeunes il y a trois ans, étaient maintenant inscrits dans les cahiers de doléances. Ils allaient se réaliser plus vite que prévu. Certes le roi Louis XVI ne s’occupa point de notre humble cahier de vœux. Pourtant ses dispositions essentielles furent appliquées bientôt.

 

François Antoine Muller fut le premier Maire élu de Zellenberg.

   

 

Marcel Pfister 1980
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