Drame dans une porcherie

Publié le par Jean Marie PFISTER

Drame dans une porcherie

 

 

 

C’était en 1943, donc pendant l’occupation allemande. En pleine nuit, vers deux heures du matin, monsieur Paul, alors " Burgermeister " de la commune, fut réveillé en sursaut par le grésillement intempestif de la sonnerie de la porte d’entrée, entrecoupé d’appels dramatiques. C’était la voix éraillée du voisin, l’aubergiste " A la belle fleur " ou plutôt " Zur Blume ", qui, modulée par une terrible angoisse, priait l’édile municipal d’arriver très vite, un drame affreux s’étant passé chez lui.

Lucien, l’aubergiste, dont la chancelante allure trahissait autant son terrible bouleversement que son habituelle ébriété, conduisit monsieur Paul directement vers l’écurie, en contournant l’auberge. Il lui expliquait, chemin faisant, de façon bien embrouillée, que quelqu’un avait assassiné un sous officier de l’armée allemande, et l’avait déposé dans sa porcherie. La victime, toutefois, ne devait pas être tout à fait morte, car des cris affreux et d’horribles blasphèmes dans la langue de Goethe s’échappaient de ce lieu sinistre absolument obscur. Quand Lucien alluma la faible lampe électrique, on put constater que le pauvre homme gisait effectivement dans une mare de sang. Son uniforme, aux insignes d’un Feldwebel, en était souillé : la blessure devait être profonde, le blessé délirait.

Un gros porc, qui se trouvait dans le même réduit, était également sanguinolent sous le ventre, s’étant couché apparemment, dans le sang du pauvre homme.

Quelques voisins, ameutés par les cris, étaient arrivés. On transporta le blessé dans la salle de l’auberge. Il ne tenait pas debout, tant la perte de sang l’avait semble-t-il affaibli. Il divaguait en paroles inintelligibles, où seuls les jurons avaient une consonance bien germanique.

Le blessé fut déposé à terre, sur une couverture ; on desserra le ceinturon, on lui retira le fourreau où manquait la dague. On dégrafa la veste, on la déboutonna, pour dégager et reconnaître la blessure. Cependant, fait curieux, la chemise ne portait pas la moindre trace de sang. On tourna et retourna avec précaution la victime : rien ! le diagnostic s’avéra très compliqué. On se remit à examiner la tunique : du sang partout, mais pas la moindre déchirure, pas le plus petit accroc ! Quelle arme singulière avait-on utilisée ?

A ce moment là quelqu’un arriva de la porcherie, avec l’arme ensanglantée du crime : le glaive, la baïonnette du Feldwebel.

-Oui, et la véritable victime est encore couchée sur la paille de la porcherie !

-Quoi ? Comment ! Qui est-ce ? Il est mort ? !

-Non, c’est le cochon ! C’est lui qu’on a voulu assassiner.

Il fallut se rendre à l’évidence : le Feldwebel était ivre comme un Russe. On l’avait bien vu toute la soirée au " Cerf ", en compagnie de garçons du village, qui lui faisaient goûter le " nouveau ". A cette époque il se buvait allégrement, le vin nouveau, laiteux, parfumé, encore légèrement doux. La soirée s’était prolongée jusqu’au-delà de minuit. Le pauvre soldat ne tenait plus sur ses jambes. Retourner dans cet état à son cantonnement de Ribeauvillé était strictement impossible. Quelques garçons, qui ne se trahirent pas par la suite conduisirent le noble représentant de l’armée des vainqueurs jusqu’au bas du village. Aller plus loin eût été une gageure ; on ne pouvait pourtant pas l’abandonner au bord de la route ! Les nuits étaient déjà bien fraîches en novembre.

Héberger cette victime de notre arme secrète dans ce coin chaud et tranquille qu’était la porcherie de Lucien, fut une idée accueillie avec enthousiasme, et le Feldwebel s’endormit sur la paille.

A un certain moment pourtant la grosse truie, dont on avait violé le domicile, se demanda qui pouvait bien empester d’odeurs vineuses son paisible logis. Elle se leva donc en grommelant et alla fourrer son groin rose sous le nez du chevalier teuton fatigué.

Celui-ci eut un sursaut de frayeur, saisit son glaive et, dans l’obscurité totale, donna un coup au hasard. Il cria, pesta, jura jusqu’à ce qu’on vint et qu’on le trouva baigné de sang, mais de sang de porc.

 

 

 

 La suite, on la connaît, mais pas la fin de l’histoire.

 

Le Feldwebel resta donc couché sur le sol de l’auberge, gratifié d’une couverture pour qu’il ne prît pas froid et d’un sac enroulé pour reposer sa tête.

Le cochon, dont l’hospitalité avait été si mal récompensée, fut soigné : la blessure au ventre n’était finalement pas trop grave.

Le lendemain matin Lucien voulut s’enquérir de la santé de son hôte ; il trouva la place abandonnée, la couverture et le sac dans un coin, la porte ouverte.

Mais l’épilogue de cette histoire causa encore quelques émotions. Deux Feldgendarmen se présentèrent chez le "  Burgermeister ".

-Un fait très grave s’est produit dans votre commune, et les conséquences seront terribles ! Un Feldwebel de la noble armée allemande a été agressé, molesté et, s’il ne s’était pas défendu héroïquement, comme seul peut le faire un Allemand, on l’aurait assassiné ! Nous ne connaissons pas les agresseurs mais il sera facile de les trouver, car le Feldwebel a réussi à les blesser sérieusement, puisque son uniforme a été taché de sang. Donc, Herr Burgermeister, vous allez nous assister dans notre enquête, car le fait est de la plus grande gravité. Si la population cache les agresseurs, tout le village sera " ungesiedelt " en Prusse Orientale !

-Mais, messieurs, prenez donc place et parlons calmement.

-Comment ! ? Vous pouvez être calme dans une telle affaire ?

-L’affaire n’est pas ce que vous croyez. J’ai déjà fait mon enquête, et je vous prie de m’écouter.

-Ah oui ! Vous voulez étouffer l’affaire avec de bonnes paroles. Mais cela n’ira pas ainsi, cette fois ! C’est bien trop grave !

-Mais non ! Quand je vous aurai mis en face de l’agresseur, (car il seul, et il est enfermé), alors vous verrez que vous avez tout intérêt à étouffer cette affaire.

-Vous l’avez ? Vous l’avez enfermé ? Nous voulons le voir ! Nous allons l’interroger nous-mêmes !

-A votre aise ! Mais d’abord permettez que je vous raconte exactement ce qui s ‘est passé.

 

Monsieur Paul narra donc la cocasse aventure du brave Feldwebel vaincu par le " nouveau " , et que de bons jeunes gens ont sauvé des dangers de la route et du froid en l’hébergeant comme ils purent, dans un endroit chaud et tranquille.

-Alors, ne pensez-vous pas que, pour l’honneur de l’armée allemande, et pour éviter des ennuis au Feldwebel qui, comme notre bon vieux Noé, ne connaissait pas la puissance du vin nouveau, ne croyez-vous pas qu’il est prudent d’étouffer cette affaire ?

 

Les deux gendarmes étaient d’abord sidérés. Puis ils osèrent sourire, et enfin partirent de gros éclats de rire.

-Et maintenant, si vous le voulez, allons voir l’agresseur.

Et l’affaire en restera là.

 

  

 

Marcel Pfister 1975 
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